L’histoire de l’Afrique et de l’Amérique telle que nous la connaissons maintenant n’existerait pas l’une sans l’autre. Il semble incroyable qu’une poignée d’Espagnols ait changé pour toujours le cours de l’histoire et sans même se l’imaginer. Tandis qu’en Afrique, Mansa Musa restait toujours le roi le plus riche que le monde ait jamais vu, dans ce que nous connaissons aujourd’hui comme Amérique, au Mexique actuel, les Mexicas conformaient la Triple Alliance, devenant ce qui serait le futur grand Empire Aztèque. A l’autre bout, dans le Pérou actuel, les Incas rendaient hommage au soleil; ces Incas arriveront à avoir le plus grand empire du continent, celui du Tahuantinsuyo, qui réunissait une partie de ce qui est aujourd’hui la Colombie, l’Équateur, la Bolivie, le Chili et l’Argentine. 

Ces deux points, respectivement en Amérique du Nord et du Sud, les plus puissants de leur époque, ont été ensuite logiquement les deux centres de la colonie espagnole.Les deux empires ont vu les Espagnols arriver et sont tombés entre leurs mains, et ont été ensuite repeuplés, ainsi que tout le continent, d’Africains subsahariens, ceux-là mêmes qui reconfigureront l’identité de cette terre de manières inespérées. 

« Le Mexiquesi loin de Dieu et si près des États-Unis »

Mots du président Porfirio Díaz, convertis en dicton populaire.

Série “El cimarrón y su fandango” – Photo par Mara Sánchez Renero

Quand on parle en Europe de la diáspora africaine, on fait d’habitude référence aux migrants qui sont arrivés ces derniers temps. Si on va plus loin, ce qui prédomine dans l’imaginaire populaire, c’est la grande influence de la culture noire des États-Unis et généralement, on connait un peu Haïti, le Brésil ou Cuba. Mais en Amérique latine, quand on parle de “diáspora”, nous faisons référence à tous les afrodescendants sur le continent américain, du Canada au Chili, du Pacifique à l’Atlantique. Cependant, cette empreinte indélébile et profondément vive, n’est pas vraiment connue, ni même dans les propres pays d’Amérique latine, ni aux États-Unis ou en Europe, et encore beaucoup moins en Afrique.

Et quand on parle de l’Amérique latine dans le monde, en général, on pense d’abord au Mexique. Icone de l’Amérique indigène, cause d’effervescence pour son histoire liée au pays le plus puissant du monde, son voisin. Mais il ne vient à l’esprit de personne que la terre du maïs, du xocolatl, des calendriers parfaits et des pyramides majestueuses, du dieu serpent à plumes Quetzalcoatl, des peintures murales des ouvriers et des leaders sociaux qui changeront  le cours de la patrie, de Frida et des exilés dans leur nouveau foyer, de Buñuel et Chiapas, de tequilas, de narcos et mariachis, cette terre porte aussi dès l’origine cette nouvelle identité métisse forgée à la lumière de la destruction, du sang africain. Du sang mandinga, congo, wolof, biafra, bran, zape, banyun, berbesi, guinea, agbenyau, manicongo, terra nova, en puissant les ressources des mines et des champs mexicas pour les rois d’Espagne. 

Entre la fin du XVIe siècle et le début du XVIIe, des villes telles que Taxco comptaient 70% d’habitants africains. Selon les données officielles, dix millions d’Africains en moyenne ont été amenés pour habiter le continent des “Indiens”. Au Mexique ils sont arrivés entre 250 000 et 400 000, et ils ont été installés dans le sud des États actuels de Guerrero, Oaxaca et Veracruz. À l’époque, ce n’était rien de moins que la vice-royauté de la Nouvelle-Espagne, déclarée plus tard officiellement les États-Unis mexicains grâce à l’indépendance.

Près de 400 ans plus tard, en 2018 seulement, le Sénat a approuvé la loi de l’Institut national des peuples autochtones, qui accorde tous les droits constitutionnels au peuple afro-mexicain. Bien que l’abolition de l’esclavage ait été signée 197 ans plus tôt, en 1821. Actuellement, 1,4 de million d’Afro-Mexicains se reconnaissent comme tels, soit 1,16% de la population totale du pays. Combien y en aura-t-il de plus qui le sont, mais ne s’identifient pas ou ne le savent pas.

« La cucaracha, la cucaracha, ya no puede caminar, porque le falta, porque le falta, alitas para volar » 

(“Le cafard, le cafard, ne peut plus marcher, parce qu’il lui manque, parce qu’il lui manque des petites ailes pour s’envoler”). Chanson populaire d’origine afro-mexicaine.

Série “El cimarrón y su fandango” – Photo par Mara Sánchez Renero

La route de l’esclavage a été plus qu’aride, personne n’abandonne comme ça sa liberté. Toute cette période de l’histoire a été marquée par d’innombrables rébellions et tentatives de révolution. Au Mexique, Nyanga, esclave d’origine gabonais, réussit l’impossible: former un « palenque » (des communautés de personnes asservies qui ont fui pour se libérer) lequel, malgré la grande lutte pour le détruire, a finalement été déclaré libre et indépendant par le vice-roi lui-même. C’est ainsi qu’il est devenu la communauté de San Lorenzo de los Negros en 1630. Aujourd’hui la ville porte son nom et sa statue l’inscription suivante “Yanga, noir africain, précurseur de la liberté des noirs et a fondé cette ville”. Au Brésil, l’emblématique Zumbi dos Palmares n’a pas eu la même chance. Le « quilombo » qu’il dirigeait (comme on appelle là -bas les palenques), le plus grand du pays, a été détruit et lui-même assassiné, après presque 130 ans de survie.

La plupart des révoltes se sont très mal terminées. Les patrons avaient des armes à feu et les esclaves n’en avaient pas. Mais surtout, ils ont eu la Sainte Inquisition. En tant qu’axe transversal de domination, la foi, sous la responsabilité de l’Église catholique, a été utilisée pour extirper les idolâtries. Et bien qu’un grand effort ait été fait pour y parvenir, les pays d’Amérique latine sont en fait parmi les plus catholiques du monde. Ce qui est intéressant, c’est comment l’histoire montre que ce que nous sommes, ne peut pas être complètement effacé, il peut s’estomper mais que l’essentiel se transforme, ne se perd pas, se mélange, tout en se synchronisant.

Ainsi sont nés de nouveaux credos, de nouveaux saints, de nouvelles danses, de nouvelles chansons et traditions. La plupart d’entre eux font maintenant partie du folklore de chaque population et beaucoup ont déjà été déclarés Patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’UNESCO. Par exemple, les nombreuses danses de Diables ou de Diablotins. Au Mexique, la danse des Diables de la Boquilla de Chicometepec est née comme un rituel pour surmonter les conditions d’esclavage des naufragés d’un navire négrier sur ses rives. D’autres sont nées comme partie de la cérémonie catholique de la Fête-Dieu, et bien que ce ne soit pas eux les démons, les Africains ont été contraints de les représenter, donnant lieu aux Diables dansants de Naiguatá au Vénézuéla ou au Son des Diables au Pérou.

L’un des cas les plus impressionnants est celui de l’héritage du peuple Yoruba (originaire du Nigéria et du Bénin actuels), l’un des derniers à être asservis. Malgré tout ce qu’il a souffert, sa spiritualité reste vivante, principalement dans des pays comme le Brésil, Cuba et Trinité-et-Tobago, et avec elle ses chansons, ses danses, ses rites et ses valeurs.Et bien que les interdits et les préjugés l’aient transformé, et que chaque divinité ait dû s’identifier secrètement à un saint catholique, cette foi grandit de plus en plus aujourd’hui en traversant tout, et dans le domaine de l’art en particulier; singulièrement poussée par exemple par la timba ces dernières décennies, connue sous le nom de salsa cubaine. 

La salsa est l’autre fille a qui Cuba a donné naissance grâce à son africanité et qui a influencé le monde entier. Ainsi que la batucada, du Brésil, dont la version la plus connue du carnaval porte la touche religieuse d’Oxum – celui qui fait l’agogô – (à Cuba «Oshún» et au Nigéria «Òşun»), la déesse de la féminité. Ce qui est incroyable, c’est que beaucoup la dansent sans être conscients qu’ils dansent pour une déesse d’un fleuve du Nigéria, venue en bateau avec l’esclavage.

Au Brésil, de grands chefs spirituels sont même venus du Nigéria – où cette tradition est fortement discriminée et perd du territoire à cause de l’influence catholique et musulmane – comme l’Ooni le roi d’Ife en 2018, pour faire des échanges sans précédent avec les communautés religieuses de Salvador de Bahia ou de Rio de Janeiro. Nous sommes confrontés à un phénomène révolutionnaire qui a été et continue à être une influence primordiale dans l’identification de millions de personnes avec ces racines perdues, à tel point que même Beyonce a émulé Oshún, dans son clip vidéo “Lemonade” et dans le Grammy Award 2017, comme symbole de l’émancipation des femmes et le retour à leur spiritualité ancestrale.





« Des pieds, pourquoi en voudrais-je, si j’ai des ailes pour voler » – Frida Kahlo

Série “El cimarrón y su fandango” – Photo par Mara Sánchez Renero

Nos identités ont radicalement changé au point de non-retour et aux commandes de trois caravelles. Il n’est pas possible de comprendre le continent américain sans la diaspora africaine, ni chaque population afro-descendante de chaque pays d’Amérique en dehors du contexte de la diaspora. Cependant, nous continuons à nous chercher et à nous trouver. Il est assez significatif que nous n’ayons même pas pu nous dénommer. “America” vient d’Américo Vespucio, en hommage à cet Italien qui a joué un rôle de premier plan dans la conquête du mal nommé “nouveau monde”. Et «Amérique latine» fait référence aux pays américains où les langues européennes sont parlées avec des racines latines, espagnoles et portugaises. Ironiquement, nous pouvons dire que nous ne sommes pas Romains, pourtant  nous sommes connus aujourd’hui sous le nom de “Latinos”.

Donnant justement un nouveau sens à ce terme, un puissant mouvement culturel qui a commencé à émerger avec force ces dernières années, l’«Afrolatino», conjugue des initiatives individuelles, collectives et institutionnelles, donnant ainsi son nom à cette double identité méconnue. En 2012, par exemple, l’importante exposition «Afrolatinos» s’est tenue au Musée d’art de Caguas à Porto Rico, grâce au cadre donné par l’ONU pour commémorer 2011 comme l’année des Afrodescendants, et depuis sept ans l’Afro-Latino Festival à New York a partagé le meilleur de la scène musicale afro-latino-américaine aux États-Unis, favorisant le sentiment de communauté.

Le débat identitaire qui, en Amérique latine, tourne principalement autour des questions autochtones et métisses est ainsi rafraîchi et revendiqué. La discrimination est si particulière que l’Afrodescendant a dû vivre relégué parce qu’il n’est pas une population originaire et toujours sous la stigmatisation du «folklorique», sans que soit réellement apprécié que c’est grâce à leurs mains que nos nations ont été aussi construites ; c’est grâce à leur sagesse que nos cultures ont été reformulées et que leur sang coule dans toutes nos veines.

L’ONU a également déclaré la Décennie internationale des Afrodescendants de 2015 à 2024, exhortant ainsi les gouvernements à mener des actions favorables au développement de leurs populations d’afrodescendants, qui vivent généralement avec des taux de pauvreté élevés et opprimées par tous les facteurs historiques respectifs. Et bien qu’il existe de grandes initiatives comme celles-ci, ce qui a été réalisé au niveau politique est lent. Mais d’où inévitablement tout se transmute toujours, c’est à partir de l’art.

Dans l’art, on peut toujours avoir confiance. Il nous révèle peu à peu la vérité, et la vérité dans ce cas-là nous parle de réalités coexistantes, lesquelles de l’Amérique et l’Afrique, qui continuent à être liées par une référence idyllique et lointaine mais pas encore avec de liens concrets dans leur quotidien. 

Donc c’est justement à travers l’art que ces liens sont, peu à peu, réuni. C’est le cas du film «La Negrada», récemment sorti l’année dernière. C’est le premier film dont les acteurs sont tous des Afro-Mexicains et il a fait sensation dans le monde entier, dévoilant l’inimaginable: il y a des Afrodescendants au Mexique. 

Bien sûr, il y a des personnes d’ascendance africaine dans toute l’Amérique latine. L’Amérique latine est également africaine.

Écrit pour SWAG – Something We Africans Got #10  (février 2020).
Révisé pour Little Africa (juin 2020).
Traduction : Anne Marie Abautret.

Milena Carranza Valcárcel
Author: Milena Carranza Valcárcel

Peruvian photographer, cultural manager and activist, based in France since 2018. Convinced that "babaláwo cannot divine without Òsun because, as Wande Abimbola argues in his essay, her Eérìndínlógún is the source of their Ifá."