Né à Birmingham (Alabama) l’artiste peintre Kerry James Marshall a été élevé à Los Angeles près du quartier général des Black Panthers et vit à présent à Chicago. Formé à la Otis Art Institute de Los Angeles, il fut également professeur d’arts plastiques à l’Université de Chicago. Lauréat de 12 prix, exposant depuis 1979, Kerry James Marshall est un artiste prolifique qui a participé à plus de 91 expositions groupées et à plus de 38 solo-shows. 57 de ses œuvres sont désormais dans des musées et collections publiques américaines. Depuis le début des années 2000, Kerry James Marshall expose également à de grandes foires d’art comme la biennale de Venise (2003) ou le Documenta (1997 et 2007).
Un artiste engagé
A Los Angeles il découvre différents mouvements d’émancipation noirs-américains qui forgeront son état d’esprit et l’inspireront dès sa jeunesse. Ses œuvres ne se cantonnent pas qu’ à la politique, elles traitent aussi de la vie quotidienne des communautés noires-américaines, tentant même de retranscrire le style, l’intangible et l’invisible au cœur de leur culture. Outre la cause noire-américaine, Marshall s’attaque à ce qu’on appelle la « gentrification » et aux promoteurs immobiliers qui bâtissent de superbes projets en dissimulant la précarité et l’isolement que ceux-ci créent dans les quartiers populaires. Par ailleurs, sa série Lost Boys parle d’un groupe de jeunes hommes noirs-américains « perdus », « dans le ghetto, dans les logements publics, dans le chômage et dans l’alphabétisation ». Ancrée dans Bronzeville, son autre œuvre majeure, Rhythm Master, met en scène le héros éponyme, un homme âgé, et son protégé, Farell, à qui il apprend à utiliser des techniques de percussions traditionnelles africaines afin d’animer d’antiques statues africaines et égyptiennes. Leurs aventures incorporent tout, de la violence des gangs aux politiques socio-économiques, jusqu’à la science-fiction et aux super héros.
L’œuvre de Kerry James Marshall, qu’il s’agisse de tableaux, de peintures murales ou de romans graphiques, est donc ancrée dans la réalité du quotidien des communautés noires-américaines, de la beauté noire « naturelle » telle qu’elle fut promue par les Black Panthers, des questions de concepts raciaux américains et des problèmes sociaux qui en découlent.
L’histoire de l’art revisité: Marshall invente ses propres canons de beauté
D’un point de vue stylistique, l’artiste s’inspire des personnages typiques de la culture classique occidentale, mais de couleur, illustrant la possibilité pour ces mondes différents de vivre en harmonie et d’être parfaitement compatibles aux États-Unis en dépit des divisions historiques, sociales et politiques. Par ailleurs, il adore mélanger la culture populaire, dite « pop » ou « folk » noire-américaine avec les canons et le style des portraits de la Renaissance afin d’appuyer son propos. En effet, certains de ses personnages font penser aux époux Arnolfini de Van Eyck, à la Vénus d’Urbino de Titien ou encore à la miniature du mois de juin des Riches heures du Duc de Berry. De cette union improbable mais non compatible naissent les sujets, le style et la facture particulière de Kerry James Marshall.
Kerry James Marshall revendique ouvertement ce rapport étroit avec la peinture de la renaissance, et plus particulièrement avec la peinture de cour flamande. Dans un entretien avec Dieter Roelstraete, présenté dans Kerry James Marshall : peintures et autres choses, Marshall présente la philosophie centrale de son travail : « Toute ma vie, on s’attendait à ce que je reconnaisse le pouvoir et la beauté de peintures faites par des artistes blancs et qui ne représentent que des blancs. Je pense qu’il est raisonnable d’attendre la même chose d’autres personnes en ce qui concerne des tableaux qui ne contiennent que des personnages noirs. Mon travail n’est pas un argument contre quoi que ce soit, c’est un argument pour quelque chose d’autre. C’est un effort de ma part dans le combat contre les effets durables et dévastateurs de la sous-représentation. Vous prenez un livre d’histoire de l’art, il parle toujours de « ces personnes », et ce sont les mêmes personnes, de livre en livre », explique Marshall. « À un certain moment, cela insinue cette notion que vous n’êtes pas l’une de ces personnes qui font de grandes choses». Marshall cherche à faire un clin d’œil aux canons sacrés de la beauté occidentale tout en créant ses propres canons. Il s’agit là, en somme, d’une véritable redéfinition de l’histoire de l’art. C’est d’ailleurs la Renaissance Society à l’Université de Chicago qui présenta sa première grande exposition solo en 1998. Cette exposition était itinérante à travers tous les États-Unis.
Mais là où la plupart des jeunes artistes noirs sont focalisés sur le démantèlement des institutions, Marshall est engagé activement dans le changement de mentalité de ces institutions de l’intérieur, grâce à son rapport étroit avec l’histoire de l’art occidental ainsi qu’avec les grandes universités américaines. Cela ne l’empêche en aucun cas de mettre en lumière ceux qui ne se voient pas régulièrement représentés dans un art ou un média.
Le Noir carbone
En ce qui concerne le support et le format de ses œuvres, Kerry James Marshall aime voir les choses en grand. Étudiant, il appréciait créer des collages et des peintures de très grands formats qui, bien qu’abstraits, étaient faits pour être collés sur de grands murs et laissaient le spectateur projeter sa propre histoire dans l’œuvre. Même lorsque ses œuvres racontent une histoire et sont ancrées dans le Civil Rights Movement, celles-ci sont souvent dans de très grands formats, rappelant la peinture d’histoire du XVIe au XIXe siècle. Sa facture est très soignée, lisse, presque ingresque, toute en couleurs saturées fortes en pigments. Il y a à la fois une perspective et une impression de plat, notamment dans les visages et les plis des vêtements, qui peut rappeler la peinture populaire africaine que l’on voit sur les devantures de boutiques de coiffeurs ou encore la peinture gothique primitive.
De plus, les personnages noirs sont représentés avec de véritables pigments noirs : ivoire, mars et carbone. «Quand j’ai commencé à faire ceci, j’utilisais ce noir profond comme une figure de style. Dans le sens où lorsque l’on dit « personnes noires », disons… qu’est-ce que cela veut dire ? Ce que les gens vous diront toujours, c’est que les personnes noires ont en fait une carnation d’une grande variété de marrons foncés. Ma position stylistique, fondée sur l’étymologie, est que les personnes noires prennent tout ce qu’il y a d’extrême dans la couleur noir » explique-t-il dans un interview avec Creators Project.
Fort de 35 ans d’expérience, l’artiste laisse le soin à l’exposition Mastry de le présenter lors d’une superbe rétrospective de toute sa carrière au sein de trois des plus grands musées américains : le Musée d’Art Contemporain de Chicago, le Musée d’Art Contemporain de Los Angeles et le Metropolitan Museum de New York. Du portrait formateur de 1980 dit portrait de l’artiste comme une ombre de ce qu’il était à Rhythm Mastr, la série BD, Mastry retracera la vie et l’œuvre de Kerry James Marshall, un artiste à la fois classique et novateur qui saura toucher chacun selon ses propres sensibilités culturelles.
Alix Allard